Baudelaire, Le Spleen de Paris – «Le joujou du pauvre»

Je veux donner l’idée d’un divertissement innocent. Il y a si peu d’amusements qui ne soient pas coupables!

Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol, — telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l’enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet, — et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s’agrandir démesurément. D’abord ils n’oseront pas prendre; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s’enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l’homme.

Sur une route, derrière la grille d’un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d’un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.

Le luxe, l’insouciance et le spectacle habituel de la richesse, rendent ces enfants-là si jolis, qu’on les croirait faits d’une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.

À côté de lui, gisait sur l’herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d’une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l’enfant ne s’occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu’il regardait:

De l’autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l’œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.

À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.

Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.

Pour l’analyse du texte

1. Analysez la situation d’énonciation dans les deux premiers paragraphes. Quelle est la valeur des temps utilisés? Expliquez les choix du poète. Quel est l’effet produit?

2. Comment se met en place l’opposition entre le monde de l’enfant riche et celui de l’enfant pauvre? Quels procédés le poète utilise-t-il pour renforcer cette opposition?

3. Sur quoi le poète insiste-t-il dans les deux derniers paragraphes? En quoi la réaction de l’enfant riche peut-elle paraître paradoxale et surprenante? Comment se manifeste la connivence entre les deux enfants?

4. Comment le poète invite-t-il le lecteur à dépasser les préjugés sociaux?

Documents complémentaires

The Kid, Charlie Chaplin

  • Que sait-on de la situation de la jeune femme qui apparaît avec un nouveau-né au début du film? Pourquoi abandonne-t-elle son enfant? Qu’espère-t-elle pour lui? Comment sa situation évolue-t-elle au cours du film?
  • Comment le clochard en vient-il à adopter le bébé? En quoi cette séquence mélange-t-elle les registres comique, tragique et pathétique?
  • Comment peut-on qualifier la relation qui se noue entre l’enfant et le clochard?
  • Qu’a écrit la mère sur le mot qu’elle a laissé avec son enfant?
  • Comment comprenez-vous la citation qui se situe au début du film: «A picture with a smile – and perhaps, a tear.» (traduction: «Un film avec un sourire – et peut-être, une larme.»)?

Entraînement à l’écriture d’invention: Rédigez la scène des retrouvailles entre l’enfant et le clochard chez la mère de l’enfant. Vous adopterez le point de vue du clochard. Vous tiendrez compte du statut social des différents personnages. Votre devoir alternera des passages narratifs et descriptifs, et vous intégrerez des dialogues.

 

Le Jeune Mendiant de Barolomé Esteban Murillo (1645-1650):

https://www.louvre.fr/sites/default/files/imagecache/940x768/medias/medias_images/images/louvre-jeune-mendiant.jpg

 

Portrait de Louis XV, âgé de 5 ans, assis sur son trône en grand costume royal de Hyacinthe Rigaud (1715):

https://i0.wp.com/www.panoramadelart.com/sites/default/files/F121-a-rigaud-louis-xv.jpg

  • Comment est représenté chacun des deux enfants?
  • Confrontez l’effet produit par chacun d’entre eux.

 

Pour aller plus loin

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