Giono, Le Hussard sur le toit – L’épidémie de choléra

Angelo, le hussard, aborde le hameau des Omergues, ravagé par une épidémie de choléra. Une chape de chaleur et de silence étreint le paysage. Seules semblent vivantes les nuées d’oiseaux agglutinées sur les toits…

 

Les corbeaux le regardaient venir d’un air très étonné. Ils s’envolèrent si lourdement quand il fut si près d’eux qu’ils lui frappèrent les jambes, la poitrine et le visage de leurs ailes. Ils puaient le sirop fade. […] «Me voilà frais», se dit Angelo; en même temps il regardait à ses pieds le visage atroce de la femme qui mordait la terre près de la pointe de ses bottes.

Ils avaient naturellement becqueté l’œil. «Les vieux sergents avaient raison, se dit Angelo, voilà donc leur morceau favori.» Il serra les dents sur une froide envie de vomir. […] Il se pencha sur le cadavre. C’était celui d’une jeune femme à en juger par les longs cheveux noirs de son chignon dénoué par les corbeaux. Le reste du visage était horrible à voir avec son orbite becquetée, sa chair effondrée, sa grimace de quelqu’un qui a bu du vinaigre. Elle sentait effroyablement mauvais. Ses jupes étaient trempées d’un liquide sombre qu’Angelo prit pour du sang.

Il courut vers la maison; mais sur le seuil il fut repoussé par un véritable torrent d’oiseaux qui en sortait et l’enveloppa d’un froissement d’ailes; les plumes lui frappèrent le visage. Il était dans une colère folle de ne rien comprendre et d’avoir peur. Il saisit le manche d’une bêche appuyée contre la porte et il entra. Il fut tout de suite presque renversé par l’assaut d’un chien qui lui sauta au ventre et l’aurait cruellement mordu s’il ne l’avait instinctivement repoussé d’un coup de genou. La bête s’apprêtait à bondir de nouveau sur lui quand il la frappa de toutes ses forces d’un coup de bêche pendant qu’il voyait venir vers lui d’étranges yeux à la fois tendres et hypocrites et une gueule souillée de lambeaux innombrables. Le chien tomba, la tête fendue. La colère ronronnait dans les oreilles d’Angelo en même temps qu’elle avait fait descendre sur ses yeux des voiles troubles qui ne lui permettaient de voir que le chien qui s’étirait paisiblement dans son sang. Enfin, il eut conscience qu’il serrait un peu trop fort le manche de sa bêche et il put voir autour de lui un spectacle heureusement très insolent.

C’étaient trois cadavres dans lesquels le chien et les oiseaux avaient fait beaucoup de dégâts. Notamment dans un enfant de quelques mois écrasé sur la table comme un gros fromage blanc. Les deux autres, vraisemblablement celui d’une vieille femme et celui d’un homme assez jeune, étaient ridicules avec leurs têtes de pitres fardées de bleu, leurs membres désarticulés, leurs ventres bouillonnant de boyaux et de vêtements hachés et pétris. Ils étaient aplatis par terre au milieu d’un grand désordre de casseroles tombées de la batterie de cuisine, de chaises renversées et de cendres éparpillées. Il y avait une sorte d’emphase insupportable dans la façon dont ces deux cadavres grimaçaient et essayaient d’embrasser la terre dans des bras dont les coudes et les poignets jouaient à contresens sur des charnières pourries.

Angelo était moins ému qu’écœuré; son cœur battait sous sa langue lourde comme du plomb. Enfin, il aperçut un gros corbeau qui, se dissimulant dans le tablier noir de la vieille femme, continuait son repas; il en fut tellement dégoûté qu’il vomit et il tourna les talons.

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