Évolution de la notion de héros

Document 1 – Homère, L’Iliade, extrait du chant XXI
traduction de Leconte de Lisle

Et le divin Akhilleus [Achille], laissant sa lance sur le bord, appuyée contre un tamaris, et ne gardant que son épée, sauta lui-même dans le fleuve, semblable à un Daimôn, et méditant un œuvre terrible. Et il frappait tout autour de lui; et il excitait de l’épée les gémissements des blessés, et le sang rougissait l’eau.

De même que les poissons qui fuient un grand dauphin emplissent, épouvantés, les retraites secrètes des baies tranquilles, tandis qu’il dévore tous ceux qu’il saisit; de même les Troyens, à travers le courant impétueux du fleuve, se cachaient sous les rochers. Et quand Akhilleus fut las de tuer, il tira du fleuve douze jeunes hommes vivants qui devaient mourir, en offrande à Patroklos Ménoitiade. Et les retirant du fleuve, tremblants comme des faons, il leur lia les mains derrière le dos avec les belles courroies qui retenaient leurs tuniques retroussées, et les remit à ses compagnons pour être conduits aux nefs creuses. Puis, il se rua en avant pour tuer encore.

 

Document 2 – Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678)

Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de madame de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté; elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Madame de Chartres avait une opinion opposée; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance. Mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même, et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France; et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Madame de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle; il fut surpris de la grande beauté de mademoiselle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes.

 

Document 3 – Honoré de Balzac, Le Père Goriot (1834-1835)

Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.

Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal. Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe. – Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie. Cependant au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-Lachaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène fouilla dans sa poche et n’y trouva rien; il fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse. Le jour tombait, un humide crépuscule agaçait les nerfs, il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras, contempla les nuages, et le voyant ainsi, Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: –À nous deux maintenant! Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez Mme de Nucingen.

 

Document 4 – Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

Serais-je donc le seul lâche sur la terre? Pensais-je. Et avec quel effroi!… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions jolis! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes? À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé. Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu’il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d’elles, il n’y avait donc l’ordre d’arrêter net cette abomination? On ne lui disait donc pas d’en haut qu’il y avait méprise? Abominable erreur? Maldonne? Qu’on s’était trompé? Que c’était des manœuvres pour rire qu’on avait voulu faire, et pas des assassinats! Mais non! «Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie!» Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J’en aurais fait mon frère peureux de ce garçon-là! Mais on n’avait pas le temps de fraterniser non plus. Donc pas d’erreur? Ce qu’on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n’était pas défendu! Cela faisait partie des choses qu’on peut faire sans mériter une bonne engueulade. C’était même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre!… Rien à dire. Je venais de découvrir d’un coup la guerre tout entière. J’étais dépucelé.

 

Document 5 – Samuel Beckett, L’Innommable (1953)

Moi, dont je ne sais rien, je sais que j’ai les yeux ouverts, à cause des larmes qui en coulent sans cesse. Je me sais assis, les mains sur les genoux, à cause de la pression contre mes fesses, contre les plantes de mes pieds, contre mes mains, contre mes genoux. […] Je rapporte ces détails, pour m’assurer que je ne suis pas sur le dos, les jambes pliées et en l’air, les yeux fermés. Il est bon de s’assurer de sa position corporelle dès le début, avant de passer à des choses importantes. Mais qu’est ce qui indique que je regarde droit devant moi, comme je l’ai indiqué?

 

QUESTIONS:

  • Quelles sont les caractéristiques du héros dans chacun de ces textes?
  • Comment évolue la notion de héros au cours du temps?
  • En quoi l’évolution de l’image du héros a-t-elle des répercussions sur le roman même?