Chateaubriand, Atala – La mort d’Atala

La scène se situe dans la troisième partie, à la fin du roman. Alors que Chactas et Atala, deux indiens appartenant à des tribus ennemies, s’apprêtaient au mariage avec la bénédiction d’un prêtre missionnaire, le père Aubry, Atala, par fidélité à un vœu de virginité fait jadis à sa mère, s’est empoisonnée pour ne pas être parjure. Chactas, alors âgé et devenu aveugle, raconte ce récit à René, un Français qu’il a recueilli et adopté.

 

«Ici la voix d’Atala s’éteignit; les ombres de la mort se répandirent autour de ses yeux et de sa bouche; ses doigts errants cherchaient à toucher quelque chose; elle conversait tout bas avec des esprits invisibles.

Bientôt, faisant un effort, elle essaya, mais en vain, de détacher de son cou le petit crucifix; elle me pria de le dénouer moi-même, et elle me dit:

«Quand je te parlai pour la première fois, tu vis cette croix briller à la lueur du feu sur mon sein; c’est le seul bien que possède Atala. Lopez, ton père et le mien[1], l’envoya à ma mère, peu de jours après ma naissance. Reçois donc de moi cet héritage, ô mon frère, conserve-le en mémoire de mes malheurs. Tu auras recours à ce Dieu des infortunés dans les chagrins de ta vie. Chactas, j’ai une dernière prière à te faire. Ami, notre union aurait été courte sur la terre, mais il est après cette vie une plus longue vie. Qu’il serait affreux d’être séparée de toi pour jamais! Je ne fais que te devancer aujourd’hui, et je te vais attendre dans l’empire céleste. Si tu m’as aimée, fais-toi instruire dans la religion chrétienne, qui préparera notre réunion. Elle fait sous tes yeux un grand miracle cette religion, puisqu’elle me rend capable de te quitter, sans mourir dans les angoisses du désespoir. Cependant, Chactas, je ne veux de toi qu’une simple promesse, je sais trop ce qu’il en coûte, pour te demander un serment. Peut-être ce vœu te séparerait-il de quelque femme plus heureuse que moi… Ô ma mère, pardonne à ta fille. Ô Vierge, retenez votre courroux. Je retombe dans mes faiblesses, et je te dérobe, ô mon Dieu, des pensées qui ne devraient être que pour toi!»

Navré de douleur, je promis à Atala d’embrasser un jour la religion chrétienne. À ce spectacle, le Solitaire[2] se levant d’un air inspiré, et étendant les bras vers la voûte de la grotte: «Il est temps, s’écria-t-il, il est temps d’appeler Dieu ici!»

À peine a-t-il prononcé ces mots, qu’une force surnaturelle me contraint de tomber à genoux, et m’incline la tête au pied du lit d’Atala. Le prêtre ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d’or, couverte d’un voile de soie; il se prosterne et adore profondément. La grotte parut soudain illuminée; on entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements des harpes célestes; et lorsque le Solitaire tira le vase sacré de son tabernacle, je crus voir Dieu lui-même sortir du flanc de la montagne.

Le prêtre ouvrit le calice; il prit entre ses deux doigts une hostie blanche comme la neige, et s’approcha d’Atala, en prononçant des mots mystérieux. Cette sainte avait les yeux levés au ciel, en extase. Toutes ses douleurs parurent suspendues, toute sa vie se rassembla sur sa bouche; ses lèvres s’entrouvrirent, et vinrent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique. Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans une huile consacrée; il en frotte les tempes d’Atala, il regarde un moment la fille mourante, et tout à coup ces fortes paroles lui échappent: «Partez, âme chrétienne: allez rejoindre votre Créateur!» Relevant alors ma tête abattue, je m’écriai, en regardant le vase où était l’huile sainte: «Mon père, ce remède rendra-t-il la vie à Atala?» «Oui, mon fils, dit le vieillard en tombant dans mes bras, la vie éternelle!» Atala venait d’expirer.»

Dans cet endroit, pour la seconde fois depuis le commencement de son récit, Chactas fut obligé de s’interrompre. Ses pleurs l’inondaient, et sa voix ne laissait échapper que des mots entrecoupés. Le Sachem[3] aveugle ouvrit son sein, il en tira le crucifix d’Atala. «Le voilà s’écria-t-il, ce gage de l’adversité! Ô René, ô mon fils, tu le vois; et moi, je ne le vois plus! Dis-moi, après tant d’années, l’or n’en est-il point altéré? N’y vois-tu point la trace de mes larmes? Pourrais-tu reconnaître l’endroit qu’une sainte a touché de ses lèvres? Comment Chactas n’est-il point encore chrétien? Quelles frivoles raisons de politique et de partie l’ont jusqu’à présent retenu dans les erreurs de ses pères? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps. La terre me crie: «Quand donc descendras-tu dans la tombe, et qu’attends-tu pour embrasser une religion divine?…» Ô terre, vous ne m’attendrez pas longtemps: aussitôt qu’un prêtre aura rajeuni dans l’onde cette tête blanchie par les chagrins, j’espère me réunir à Atala…»

[1] Lopez, le père naturel d’Atala, est devenu le père adoptif de Chactas.
[2] Il s’agit du père Aubry.
[3] Sachem : vieillard ou conseiller.

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