Hugo, Lucrèce Borgia – Acte premier, première partie, scène 1

ACTE PREMIER.
AFFRONT SUR AFFRONT.

PREMIÈRE PARTIE.

 

Une terrasse du palais Barbarigo, à Venise. C’est une fête de nuit. Des masques traversent par instants le théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La terrasse couverte d’ombre et de verdure. Au fond, au bas de la terrasse, est censé couler le canal de la Zuecca, sur lequel on voit passer par moments, dans les ténèbres, des gondoles, chargées de masques et de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces gondoles traverse le fond du théâtre avec une symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui s’éteint par degrés dans l’éloignement. Au fond, Venise au clair de lune.

 

Scène 1

De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs masques à la main, causent sur la terrasse.

GUBETTA, GENNARO, vêtu en capitaine, Don APOSTOLO GAZELLA, MAFFIO ORSINI, ASCANIO PETRUCCI, OLOFERNO VITELLOZZO, JEPPO LIVERETTO.

 

Oloferno. Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d’actions horribles qu’on ne parle plus de celle-là, mais certes il n’y eut jamais événement plus sinistre et plus mystérieux.

Ascario. Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.

Jeppo. Moi, je sais les faits, messeigneurs. Je les tiens de mon cousin éminentissime le cardinal Carriale, qui a été mieux informé que personne. — Vous savez, le cardinal Carriale, qui eut cette fière dispute avec le cardinal Riario au sujet de la guerre contre Charles VIII de France?

Gennaro, bâillant. Ah! voilà Jeppo qui va nous conter des histoires! — Pour ma part, je n’écoute pas. Je suis déjà bien assez fatigué sans cela.

Maffio. Ces choses-là ne t’intéressent pas, Gennaro, et c’est tout simple. Tu es un brave capitaine d’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais ni ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne sois gentilhomme, à la façon dont tu tiens une épée; mais tout ce qu’on sait de ta noblesse, c’est que tu te bats comme un lion. Sur mon âme, nous sommes compagnons d’armes, et ce que je dis n’est pas pour t’offenser. Tu m’as sauvé la vie à Rimini, je t’ai sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous sommes juré de nous aider en périls comme en amour, de nous venger l’un l’autre quand besoin serait, de n’avoir pour ennemis, moi, que les tiens, toi que les miens. Un astrologue nous a prédit que nous mourrions le même jour, et nous lui avons donné dix sequins d’or pour la prédiction. Nous ne sommes pas amis, nous sommes frères. Mais enfin, tu as le bonheur de t’appeler simplement Gennaro, de ne tenir à personne, de ne traîner après toi aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui s’attachent aux noms historiques. Tu es heureux! Que t’importe ce qui se passe et ce qui s’est passé, pourvu qu’il y ait toujours des hommes pour la guerre et des femmes pour le plaisir? Que te fait l’histoire des familles et des villes, à toi, enfant du drapeau, qui n’as ni ville ni famille? Nous, vois-tu, Gennaro? c’est différent. Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps. Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies, et presque toutes nos familles saignent encore. — Dis-nous ce que tu sais, Jeppo.

Gennaro. (Il se jette dans un fauteuil, dans l’attitude de quelqu’un qui va dormir.) Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini.

Jeppo. Voici. — C’est en quatorze cent-quatre-vingt…

Gubetta, dans un coin du théâtre. Quatre -vingt-dix-sept.

Jeppo. C’est juste. Quatre-vingt-dix-sept. Dans une certaine nuit d’un mercredi à un jeudi…

Gubetta. Non. D’un mardi à un mercredi.

Jeppo. Vous avez raison. — Cette nuit donc, un batelier du Tibre, qui s’était couché dans son bateau, le long du bord, pour garder ses marchandises, vit quelque chose d’effrayant. C’était un peu au-dessous de l’église Santo-Hieronimo. Il pouvait être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir dans l’obscurité, par le chemin qui est à gauche de l’église, deux hommes qui allaient à pied, de çà, de là, comme inquiets; après quoi il en parut deux autres; et enfin trois; en tout sept. Un seul était à cheval. Il faisait nuit assez noire. Dans toutes les maisons qui regardent le Tibre, il n’y avait plus qu’une seule fenêtre éclairée. Les sept hommes s’approchèrent du bord de l’eau. Celui qui était monté tourna la croupe de son cheval du côté du Tibre, et alors le batelier vit distinctement sur cette croupe des jambes qui pendaient d’un côté, une tête et des bras de l’autre, — le cadavre d’un homme. Pendant que leurs camarades guettaient les angles des rues, deux de ceux qui étaient à pied prirent le corps mort, le balancèrent deux ou trois fois avec force, et le lancèrent au milieu du Tibre. Au moment où le cadavre frappa l’eau, celui qui était à cheval fit une question à laquelle les deux autres répondirent: Oui, monseigneur. Alors le cavalier se retourna vers le Tibre, et vit quelque chose de noir qui flottait sur l’eau. Il demanda ce que c’était. On lui répondit: Monseigneur, c’est le manteau de monseigneur qui est mort. Et quelqu’un de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui le fit enfoncer. Ceci fait, ils s’en allèrent tous de compagnie, et prirent le chemin qui mène à Saint-Jacques. Voilà ce que vit le batelier.

Maffio. Une lugubre aventure! Était-ce quelqu’un de considérable que ces hommes jetaient ainsi à l’eau? Ce cheval me fait un effet étrange; l’assassin en selle, et le mort et en croupe!

Gubetta. Sur ce cheval il y avait les deux frères.

Jeppo. Vous l’avez dit, monsieur de Belverana. Le cadavre, c’était Jean Borgia; le cavalier, c’était César Borgia.

Maffio. Famille de démons que ces Borgia! Et dites, Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère?

Jeppo. Je ne vous le dirai pas. La cause du meurtre est tellement abominable, que ce doit être un péché mortel d’en parler seulement.

Gubetta. Je vous le dirai, moi. César, cardinal de Valence, a tué Jean, duc de Gandia, parce que les deux frères aimaient la même femme.

Maffio. Et qui était cette femme?

Gubetta, toujours au fond du théâtre.  Leur sœur.

Jeppo. Assez, monsieur de Belverana. Ne prononcez pas devant nous le nom de cette femme monstrueuse. Il n’est pas une de nos familles à laquelle elle n’ait fait quelque plaie profonde.

Maffio. N’y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout cela?

Jeppo. Oui, un enfant dont je ne veux nommer que le père, qui était Jean Borgia.

Maffio. Cet enfant serait un homme maintenant.

Oloferno. Il a disparu

Jeppo. Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à la mère? Est-ce la mère qui a réussi à le soustraire à César Borgia? On ne sait.

Don Apostolo. Si c’est la mère qui cache son fils, elle fait bien. Depuis que César Borgia, cardinal de Valence, est devenu duc de Valentinois, il a fait mourir, comme vous savez, sans compter son frère Jean, ses deux neveux, les fils de Guifry Borgia, prince de Squillacci, et son cousin, le cardinal François Borgia. Cet homme a la rage de tuer ses parents.

Jeppo. Pardieu! il veut être le seul Borgia, et avoir tous les biens du pape.

Ascanio. La sœur que vous ne voulez pas nommer, Jeppo, ne fit-elle pas à la même époque une cavalcade secrète au monastère de Saint-Sixte pour s’y renfermer, sans qu’on sût pourquoi?

Ascanio. Je crois que oui. C’était pour se séparer du seigneur Jean Sforza, son deuxième mari.

Maffio. Et comment se nommait ce batelier qui a tout vu?
Ascanio. Je ne sais pas.
Gubetta. Il se nommait Georgio Schiavone, et avait pour industrie de mener du bois par le Tibre à Ripetta.
Maffio, bas à Ascanio. Voilà un espagnol qui en sait plus long sur nos affaires que nous autres romains.
Ascanio, bas. Je me défie comme toi de ce monsieur de Belverana. Mais n’approfondissons pas ceci; il y a peut-être une chose dangereuse là-dessous.
Jeppo. Ah! messieurs, messieurs! dans quel temps sommes-nous? Et connaissez-vous une créature humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains dans cette pauvre Italie avec les guerres, les pestes et les Borgia qu’il y a?
Don Apostolo. Ah çà, messeigneurs, je crois que tous tant que nous sommes nous devons faire partie de l’ambassade que la république de Venise envoie au duc de Ferrare, pour le féliciter d’avoir repris Rimini sur les Malatesta. Quand partons-nous pour Ferrare?
Oloferno. Décidément, après-demain. Vous savez que les deux ambassadeurs sont nommés. C’est le sénateur Tiopolo et le général des galères Grimani.
Don Apostolo. Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres?
Maffio. Sans doute! Gennaro et moi nous ne nous séparons jamais.

Ascanio. J’ai une observation importante à vous soumettre, messieurs; c’est qu’on boit le vin d’Espagne sans nous.

Maffio. Rentrons au palais. — Hé! Gennaro! (À Jeppo.) — Mais c’est qu’il s’est réellement endormi pendant votre histoire, Jeppo.

Jeppo. Qu’il dorme.

Tous sortent excepté Gubetta.