Céline, Voyage au bout de la nuit – Le médecin des pauvres

J’avais peu à peu perdu la mauvaise habitude de leur promettre la santé à mes malades. Ça ne pouvait pas leur faire très plaisir, la perspective d’être bien portants. Ce n’est après tout qu’un pis-aller d’être bien portant. Ça sert à travailler le bien portant, et puis après ? Tandis qu’une pension de l’État, même infime, ça c’est divin, purement et simplement.

Quand on n’a pas d’argent à offrir aux pauvres, il vaut mieux se taire. Quand on leur parle d’autre chose que d’argent, on les trompe, on ment, presque toujours. Les riches, c’est facile à amuser, rien qu’avec des glaces par exemple, pour qu’ils s’y contemplent, puisqu’il n’y a rien de mieux au monde à regarder que les riches. Pour les ravigoter, on les remonte, les riches, à chaque dix ans, d’un cran dans la Légion d’honneur et les voilà occupés pendant dix ans encore. C’est tout. Mes clients, eux, c’étaient des égoïstes, des pauvres, matérialistes tout rétrécis dans leurs sales projets de retraite, par le crachat sanglant et positif. Le reste leur était bien égal. Même les saisons qui leur étaient égales. Ils s’en ressentaient des saisons et n’en voulaient connaître que ce qui se rapporte à la toux et la maladie, qu’en hiver, par exemple, on s’enrhume bien davantage qu’en été, mais qu’on crache par contre facilement du sang au printemps et que pendant les chaleurs on peut arriver à perdre trois kilos par semaine… Quelquefois je les entendais se parler entre eux, alors qu’ils me croyaient ailleurs, attendant leur tour. Ils racontaient sur mon compte des horreurs à n’en plus finir et des mensonges à s’en faire sauter l’imagination. Ça devait les encourager de me débiner de la sorte, dans je ne sais quel courage mystérieux qui leur était nécessaire pour être de plus en plus impitoyables, résistants et bien méchants, pour durer, pour tenir. À dire du mal ainsi, médire, mépriser, menacer, ça leur faisait du bien, faut croire. Pourtant, j’avais fait mon possible, moi, pour leur être agréable, par tous les moyens, j’épousais leur cause, et j’essayais de leur être utile, je leur donnais beaucoup d’iodure pour tâcher de leur faire cracher leurs sales bacilles et tout cela cependant sans arriver jamais à neutraliser leur vacherie…

Ils restaient là devant moi, souriants comme des domestiques quand je les questionnais, mais ils ne m’aimaient pas, d’abord parce que je leur faisais du bien, ensuite parce que je n’étais pas riche et que d’être soigné par moi, ça voulait dire qu’on était soigné gratuitement et que cela n’est jamais flatteur pour un malade, même en instance de pension. Par-derrière, il n’y avait donc pas de saloperies qu’ils n’eussent propagées sur mon compte. Je n’avais pas d’auto moi non plus comme la plupart des autres médecins des environs, et c’était aussi comme une infirmité à leur sens que j’aille à pied. Dès qu’on les excitait un peu mes malades, et les confrères ne s’en faisaient pas défaut, ils se vengeaient on aurait dit de toute mon amabilité, de ce que j’étais serviable, si dévoué. Tout ça c’est régulier. Le temps passait quand même.

 

 

Pour l’analyse du texte

 

1. Montrez en quoi réside l’ironie du premier paragraphe. Quel est l’effet produit sur le lecteur ?

2. Comment la critique des riches et des pauvres se met-elle en place ? Quels sont les reproches du narrateur à leur encontre ? Comment le narrateur se situe-t-il par rapport à ses malades ?

3. Repérez, dans la fin du texte, plusieurs phrases qui semblent syntaxiquement incorrecte. Selon vous, pourquoi l’auteur choisit-il de construire ses phrases de cette façon ? Quels registres de langue l’auteur utilise-t-il ? Commentez l’effet produit.

4. Comment le narrateur fait-il partager au lecteur son mépris pour ses «clients» ?

 

Documents complémentaires

Pauvreté morale de Benjamin Kouadio (2010)

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Pour aller plus loin

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