Gaudé, Ouragan – Explicit

Elle regarde son fils, le bâtard de vie qui ne lui était rien et il a un nom dorénavant, pour elle, il a un nom, c’est l’enfant de la tempête, l’enfant offert par Keanu Burns au moment de mourir, le reste est balayé, elle sait qu’elle ne le regardera plus avec dégoût, il a un nom maintenant et elle l’appellera fils en pensant à cet homme, elle le verra grandir en pensant à cet homme, il a une histoire car il est né, enfin, il est né six ans après être sorti d’elle, de son corps endolori, il est né parce que quelqu’un qu’elle aimait le lui a donné, alors elle le reçoit, seule, dans cette chambre d’enfant, tandis que le corps de son amour se raidit de mort dans la chambre d’à côté, elle le reçoit, les pales d’un hélicoptère grondent au-dessus de la maison, pour l’heure elle n’y fait pas attention, elle regarde son fils qui vient de naître, et je chante, moi, Josephine Linc. Steelson, je chante la douleur des terres perdues et des maisons détruites et les femmes pleurent en entendant ma voix, mais je fais plus, car je n’ai jamais aimé les pleurs, je chante la force de se relever et le désir de combat, et ma voix se fait plus rocailleuse et on entend, dans la hargne avec laquelle je détache les syllabes quand je chante, le nègre exploité, la mère endeuillée, on entend que je suis habituée à cela, et ma force couvre tous les bruits du grand hall, ma force couvre les bruits des hélicoptères qui tournent au-dessus de notre ville à la recherche de survivants, elle ne prête pas attention au bruit des pales, mais elle sursaute d’un coup, lorsqu’elle entend le haut-parleur qui demande s’il y a quelqu’un, qui demande si quelqu’un est encore là, alors elle sait que tout va prendre fin, elle sait qu’elle va apparaître à la fenêtre et qu’on la tirera de là, elle et son fils, et je chante moi, de ma voix de colère sur les rues inondées, je chante sur les visages épuisés pour qu’ils soient au moins caressés une fois, elle sait qu’elle va s’éloigner et que, dans l’hélicoptère, on lui mettra une couverture sur les épaules et une autre sur celles de son fils, on lui donnera de quoi manger et boire et on la pressera de questions, elle sait qu’ils lui expliqueront qu’ils ne peuvent pas prendre le corps du mort parce que le plus urgent est de se consacrer aux survivants, alors je chante, moi, sur les morts qui disparaissent dans les rues inondées, le corps mou et les bras flottant dans l’eau sale, elle sait qu’ils la regarderont avec une sorte de pitié et peut-être un d’entre eux lui dira qu’elle a traversé l’enfer comme pour lui faire comprendre qu’il compatit, elle lèvera les yeux alors, mais elle ne pourra pas dire ce qu’elle voudra dire, car ce serait trop long, parce que le bruit des pales obligerait à hurler, elle ne pourra pas dire qu’elle quitte l’ouragan à regret, parce qu’il lui a donné un homme, au cœur de la pluie, un homme avec de larges épaules et un souffle posé, elle ne dira rien, mais je chante moi, et ne vous apitoyez pas, je chante et je suis debout, je suis née ainsi, debout, ma mère le sait bien qui m’a regardée avec stupeur car petite déjà elle a vu qu’il y avait tant de colère en moi qu’il était à parier que j’en déborderais toute ma vie, je chante pour dire que la vieille colère séchée sur nos peaux par le soleil de la soumission brûle encore, nous n’oublions pas les années de crachats et de peur, les années de regards baissés et de frustration, mais ils ne peuvent pas comprendre, non, ils ne pourront pas comprendre, tous, ils parleront désormais de cet ouragan comme d’un cataclysme, et pour elle, ce sera aussi la naissance de son fils et sa vie retrouvée, elle le sait, elle est pleine du visage de Keanu Burns, la ville en dessous paraît laide, comme une flaque d’eau souillée, elle quitte ce qu’elle a aimé, les heures de la nuit où il était face à elle, accroupi contre le mur d’en face, et je chante pour dire que j’ai faim, oh oui, un appétit de siècles malgré mon âge de vieille mule éreintée, j’ai faim, moi, la négresse, et je suis fidèle à cela — c’est la faim qui me tient droite, je veux rentrer et je rentrerai, je veux être libre, la Louisiane m’attend, quelque chose manque à la terre de là-bas si nous n’y sommes pas, elle pense à cela, dans l’hélicoptère, elle n’écoute plus les mots de l’homme en face d’elle qui essaie de la rassurer et d’être prévenant, elle ferme les yeux et entend un vieux chant qui lui fait du bien, c’est le mien, celui des bayous qui charmait les grenouilles, c’est le mien et tu peux t’y adosser car je suis solide et je porterai mes sœurs, elle ferme les yeux, elle a un fils, maintenant, un fils, avec fierté, je porterai mes sœurs, moi, Josephine Linc. Steelson, toute négresse que je sois, malgré mes cent ans passés car le ciel s’est ouvert et nous avons fait face à notre propre nudité, je porterai les enfants effrayés, ma voix les rassurera et lorsque je mourrai, libre, sur ma terrasse, toujours négresse, à l’instant que j’aurai choisi, lorsque je mourrai, souvenez-vous de moi et gardez le regard droit.

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