Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie – La tempête

Paul et Virginie ont grandi ensemble, comme frère et sœur, sur l’Isle de France (future île Maurice). Passant de l’enfance à l’adolescence, ils se rendent compte que les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre changent de nature. Les circonstances les séparent pourtant: Virginie est issue de la noblesse et sa famille envisage pour elle un beau mariage en métropole. Plus d’une année de séparation s’écoule: loin de tarir les sentiments des deux amants, elle les exacerbe. Virginie préfère être déshéritée et chassée de France. On annonce son retour sur l’île. Elle voyage à bord du Saint-Géran. Paul est sur le rivage, guettant son arrivée. Mais alors que le navire s’approche de l’île, il est pris dans une tempête.

Dans les balancements du vaisseau, ce qu’on craignait arriva. Les câbles de son avant rompirent; et comme il n’était plus retenu que par une seule aussière il fut jeté sur les rochers à une demi-encablure du rivage. Ce ne fut qu’un cri de douleur parmi nous. Paul allait s’élancer à la mer, lorsque je le saisis par le bras: «Mon fils, lui dis-je, voulez-vous périr? – Que j’aille à son secours, s’écria-t-il, ou que je meure!» Comme le désespoir lui ôtait la raison, pour prévenir sa perte, Domingue et moi lui attachâmes à la ceinture une longue corde dont nous saisîmes l’une des extrémités. Paul alors s’avança vers le Saint-Géran, tantôt nageant, tantôt marchant sur les récifs. Quelquefois il avait l’espoir de l’aborder, car la mer, dans ses mouvements irréguliers, laissait le vaisseau presque à sec, de manière qu’on en eût pu faire le tour à pied; mais bientôt après, revenant sur ses pas avec une nouvelle furie, elle le couvrait d’énormes voûtes d’eau qui soulevaient tout l’avant de sa carène, et rejetaient bien loin sur le rivage le malheureux Paul, les jambes en sang, la poitrine meurtrie, et à demi noyé. À peine ce jeune homme avait-il repris l’usage de ses sens qu’il se relevait et retournait avec une nouvelle ardeur vers le vaisseau, que la mer cependant entrouvrait par d’horribles secousses. Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié: une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir. Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect: nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs: «Sauvez-la, sauvez-la; ne la quittez pas!» Mais dans ce moment une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s’élança seul à la mer; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son cœur, et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

Ô jour affreux! hélas! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs qu’un mouvement d’humanité avait portés à s’avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à une mort presque certaine, s’agenouilla sur le sable, en disant: «Ô mon Dieu! vous m’avez sauvé la vie; mais je l’aurais donnée de bon cœur pour cette digne demoiselle qui n’a jamais voulu se déshabiller comme moi.» Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles.

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