Rabelais, Gargantua – L’importance d’une bonne éducation

Le soir en soupant, Des Marais présenta un de ses jeunes pages de Villegongis, nommé Eudémon, si bien peigné, si bien tiré, si bien épousseté, si élégant en son maintien, qu’il ressemblait bien plus à un angelot qu’à un homme. Puis il dit à Grandgousier : « Voyez-vous ce jeune enfant ? il n’a pas encore douze ans. Voyons, si bon vous semble, la différence entre le savoir de vos rêveurs docteurs ès folies du temps jadis, et les jeunes gens de maintenant. » L’essai plut à Grandgousier, et il ordonna que le page fasse le premier discours.

Alors Eudémon demanda la permission de le faire au vice-roi son maître, le bonnet au poing, le visage ouvert, la bouche vermeille, les yeux assurés et le regard posé sur Gargantua ; avec une modestie juvénile il se tint debout, et commença à le louer et magnifier, premièrement de sa vertu et de ses bonnes mœurs, secondement de son savoir, troisièmement de sa noblesse, quatrièmement de sa beauté corporelle. Et pour le cinquième point il l’exhortait doucement à révérer son père en tous points, lui qui prenait tant de soin pour le faire instruire, et enfin il le priait de bien vouloir le retenir comme un de ses très humbles serviteurs. Car il ne demandait maintenant d’autre don des cieux, sinon d’en recevoir la grâce de lui complaire dans quelque service agréable.

Le tout fut proféré avec des gestes si adaptés, une prononciation si distincte, une voix si éloquente, et un langage si orné et de si bonne latinité, qu’il ressemblait mieux à un Gracchus, un Cicéron ou un Emilius du temps passé, qu’à un jouvenceau de ce siècle.

Mais toute la contenance de Gargantua fut de se mettre à pleurer comme une vache, et de se cacher le visage de son bonnet, et il ne fut pas possible d’en tirer une parole, non plus qu’un pet d’un âne mort.