Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses – Extrait de la lettre CLXI

[…] Et toi, que j’ai outragé; toi, dont l’estime ajoute à mon supplice; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger, que fais-tu loin de moi? Viens punir une femme infidèle. Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjà je me serais soumise à ta vengeance; mais le courage m’a manqué pour t’apprendre ta honte. Ce n’était point dissimulation, c’était respect. Que cette lettre au moins t’apprenne mon repentir. Le ciel a pris ta cause; il te venge d’une injure que tu as ignorée. C’est lui qui a lié ma langue et retenu mes paroles; il a craint que tu ne me remisses une faute qu’il voulait punir. Il m’a soustraite à ton indulgence, qui aurait blessé sa justice.

Impitoyable dans sa vengeance, il m’a livrée à celui-là même qui m’a perdue. C’est à la fois, pour lui et par lui, que je souffre. Je veux le fuir en vain; il me suit; il est là, il m’obsède sans cesse. Mais qu’il est différent de lui-même! Ses yeux n’expriment plus que la haine et le mépris. Sa bouche ne profère que l’insulte et le reproche. Ses bras ne m’entourent que pour me déchirer. Qui me sauvera de sa barbare fureur?

Mais quoi! C’est lui… Je ne me trompe pas; c’est lui que je revois. Ô mon aimable ami! Reçois-moi dans tes bras; cache-moi dans ton sein: oui, c’est toi, c’est bien toi! Quelle illusion funeste m’avait fait te méconnaître? Combien j’ai souffert dans ton absence! Oh! Ne nous séparons plus, ne nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens comme mon cœur palpite! Ah! Ce n’est plus de crainte, c’est la douce émotion de l’amour. Pourquoi te refuses-tu à mes tendres caresses? Tourne vers moi tes doux regards! Quels sont ces liens que tu cherches à rompre? Pour qui prépares-tu cet appareil de mort? Qui peut altérer ainsi tes traits? Que fais-tu? Laisse-moi: je frémis! Dieu! C’est ce monstre encore! […]