Hugo, Lucrèce Borgia – Acte premier, première partie, scène 4

Scène 4 

GENNARO, DOÑA LUCREZIA

[…]

Gennaro. Vous êtes bien belle!  

Doña Lucrezia. Regarde-moi bien, Gennaro, et dis-moi que je ne te fais pas horreur!  

Gennaro. Vous me faire horreur, madame! et pourquoi? Bien au contraire, je me sens au fond du cœur quelque chose qui m’attire vers vous.  

Doña Lucrezia. Donc tu crois que tu pourrais m’aimer, Gennaro?  

Gennaro. Pourquoi non? Pourtant, madame, je suis sincère, il y aura toujours une femme que j’aimerai plus que vous.  

Doña Lucrezia, souriant. Je sais, la petite Fiametta 

Gennaro. Non.  

Doña Lucrezia. Qui donc?  

Gennaro. Ma mère.  

Doña Lucrezia. Ta mère! ta mère, ô mon Gennaro! tu aimes bien ta mère, n’est-ce pas?  

Gennaro. Et pourtant je ne l’ai jamais vue. Voilà qui vous paraît bien singulier, n’est-il pas vrai? Tenez, je ne sais pas pourquoi j’ai une pente à me confier à vous; je vais vous dire un secret que je n’ai encore dit à personne, pas même à mon frère d’armes, pas même à Maffio Orsini. Cela est étrange de se livrer ainsi au premier venu; mais il me semble que vous n’êtes pas pour moi la première venue. — Je suis un capitaine qui ne connaît pas sa famille, j’ai été élevé en Calabre par un pêcheur dont je me croyais le fils. Le jour où j’eus seize ans, ce pêcheur m’apprit qu’il n’était pas mon père. Quelque temps après, un seigneur vint qui m’arma chevalier, et qui repartit sans avoir levé la visière de son morion. Quelque temps après encore, un homme vêtu de noir vint m’apporter une lettre. Je l’ouvris. C’était ma mère qui m’écrivait, ma mère que je ne connaissais pas, ma mère que je rêvais bonne, douce, tendre, belle comme vous! ma mère, que j’adorais de toutes les forces de mon âme! Cette lettre m’apprit, sans me dire aucun nom, que j’étais noble et de grande race, et que ma mère était bien malheureuse. Pauvre mère!  

Doña Lucrezia. Bon Gennaro!

Gennaro. Depuis ce jour-là, je me suis fait aventurier, parce qu’étant quelque chose par ma naissance, j’ai voulu être aussi quelque chose par mon épée. J’ai couru toute l’Italie. Mais, le premier jour de chaque mois, en quelque lieu que je sois, je vois toujours venir le même messager. Il me remet une lettre de ma mère, prend ma réponse et s’en va; et il ne me dit rien, et je ne lui dis rien, parce qu’il est sourd et muet.

Doña Lucrezia. Ainsi, tu ne sais rien de ta mère ? 

Gennaro. Je sais que j’ai une mère, qu’elle est malheureuseet que je donnerais ma vie dans ce monde pour la voir pleurer, et dans l’autre pour la voir sourire. Voilà tout. 

[…]