Colette, La Vagabonde – La lettre de rupture de Renée

Cher intrus, que j’ai voulu aimer, je t’épargne. Je te laisse ta seule chance de grandir à mes yeux: je m’éloigne. Tu n’auras, à lire ma lettre, que du chagrin. Tu ne sauras pas à quelle humiliante confrontation tu échappes, tu ne sauras pas de quel débat tu fus le prix, le prix que je dédaigne…

Car je te rejette, et je choisis… tout ce qui n’est pas toi. Je t’ai connu, et je te reconnais. N’es-tu pas, en croyant donner, celui qui accapare? Tu étais venu pour partager ma vie… Partager, oui: prendre ta part! Être de moitié dans mes actes, t’introduire à chaque heure dans la pagode secrète de mes pensées, n’est-ce pas? Pourquoi toi plutôt qu’un autre? Je l’ai fermée à tous.

Tu es bon, et tu prétendais, de la meilleure foi du monde, m’apporter le bonheur, car tu m’as vue dénuée et solitaire. Mais tu avais compté sans mon orgueil de pauvresse: les plus beaux pays de la terre, je refuse de les contempler, tout petits, au miroir amoureux de ton regard…

Le bonheur? es-tu sûr que le bonheur me suffise désormais?… Il n’y a pas que le bonheur qui donne du prix à la vie. Tu me voulais illuminer de cette banale aurore, car tu me plaignais obscure. Obscure, si tu veux: comme une chambre vue du dehors. Sombre et non obscure. Sombre et parée par les soins d’une vigilante tristesse: argentée et crépusculaire comme l’effraie, comme la souris soyeuse, comme l’aile de la mite. Sombre, avec le rouge reflet d’un déchirant souvenir… Mais tu es celui devant qui je n’aurais plus le droit d’être triste…

Je m’échappe, mais je ne suis pas quitte encore de toi, je le sais. Vagabonde, et libre, je souhaiterai parfois l’ombre de tes murs… Combien de fois vais-je retourner à toi, cher appui où je me repose et me blesse? Combien de temps vais-je appeler ce que tu pouvais me donner, une longue volupté, suspendue, attisée, renouvelée… la chute ailée, l’évanouissement où les forces renaissent de leur mort même… Le bourdonnement musical du sang affolé… l’odeur de santal brûlé et d’herbe foulée… Ah! tu seras longtemps une des soifs de ma route!