Montaigne, Essais, «Des cannibales» – Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage

Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté; sinon que, chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage; comme de vrai, il semble que nous n’avons d’autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usancesdu pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police,parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits: là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions plutôt appeler sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des nôtres,en divers fruits de ces contrées là sans culture. Ce n’est pas raisonque l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.