Gaudé, Ouragan – L’arrivée de la tempête

[…] J’allume la télévision et je comprends de quoi il s’agit, nous l’allumons nous aussi, chacun dans notre cellule, après que les gardiens ont crié, nous l’allumons, assis à nouveau au fond de nos couchettes, les yeux rivés sur le poste car il n’y a que cela pour voir le monde et la même nouvelle court d’une cellule à l’autre, je l’ai entendue, moi aussi, Josephine Linc. Steelson, au retour de ma promenade en bus et cela ne m’a pas surprise car je l’avais sentie avant eux et maintenant ils en parlent tous, comme si c’était la première fois que cela arrivait, oui nous en parlons, d’une cellule à l’autre, comme tout le monde en ville, jusque dans la chambre du motel où la femme de service a laissé le poste allumé, la même nouvelle portée par la voix de différents journalistes, différents experts, celle des hommes politiques, celle des forces de l’ordre, mais tous annonçant l’arrivée d’un ouragan, une chienne celle-là, moi, j’ai dit, Josephine Linc. Steelson, et je m’y connais, négresse que je suis depuis presque cent ans, j’en ai vu passer plusieurs, toutes avec des noms de filles, des noms de traînées, oui, je les reconnais à l’odeur, à ce qu’elles charrient, je sens leur force et je peux vous dire que celle-là sera une affamée, une vicieuse, une méchante, nous regardons le poste et nous envions presque ceux qui redoutent sa venue car pour nous ça ne changera rien, nous resterons au fond de notre prison et cela ne nous concerne pas, le monde des vivants va s’agiter, se calfeutrer, le monde des vivants va vivre au rythme de son approche, mais nous, nous ne sentirons même pas la fraîcheur de son souffle et beaucoup d’entre nous le regrettent, à cet instant, être dehors et voir la colère du ciel, les murs qui volent et les arbres qui plient, nous aimerions, mais nous resterons là, au fond d’une pièce de deux mètres sur deux et l’air, à l’intérieur, ne remuera même pas, je dois me tenir prêt, je comprends la demande du shérif, il veut réquisitionner l’église, il pourra compter sur moi, je ne vais pas fuir cette fois, une nef pour mes paroissiens, c’est magnifique, la communauté pourra compter sur cet abri car les murs de la maison de Dieu sont inébranlables, oui, je me tiens prêt, tandis que la nouvelle se propage dans toute la ville, dans les radios des taxis, sur les lèvres des passants, dans les bureaux, les commerces, les écoles, un ouragan approche et dans la chambre du motel, à Houston, il ne parvient pas à quitter le poste des yeux, quelque chose est en train de naître en lui, il entend parler de cette tempête qui va s’abattre sur La Nouvelle-Orléans, à quatre cents kilomètres de l’endroit où il est, il entend les mêmes mots répétés à l’infini et une certitude naît en lui, il se répète le nom d’une femme Rose Peckerbye, Rose Peckerbye, une femme qui est en train de marcher le plus lentement possible à quatre cents kilomètres de là, parce qu’elle ne veut pas rentrer chez elle, parce qu’elle n’en a pas la force, et il sent qu’il a pris une décision, la première depuis quatre jours, non, peut-être plus, la première depuis des mois, une décision qui éloigne enfin la plate-forme, alors il se lève, coupe le téléviseur, enfile son manteau et sort de la chambre.

 

 

Pour l’analyse du texte

1. Qui sont les personnages évoqués dans ce passage ? Par quels noms ou pronoms sont-ils désignés ?

2. Combien de phrases comptez-vous dans cet extrait ? Quel est l’effet produit sur le lecteur ? Comment cet effet stylistique renforce-t-il l’arrivée de l’ouragan ?

3. Quels sont les différents narrateurs ? Combien y a-t-il de changement de point de vue au cours de l’extrait ? Marquez ces changements par une barre oblique. Que veut montrer Gaudé ?

4. En quoi peut-on dire que le destin des différents personnages est lié ?

 

Documents complémentaires

Page Wikipédia de l’Ouragan Katrina

Article du Washington Post sur la reconstruction du quartier du Lower Ninth Ward à La Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina

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