La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle – «Des biens de fortune»

Remarque 83

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu, et d’un sommeil fort léger ; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide : il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus ; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis ; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie et se renferme dans son manteau ; il n’y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal ; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie : il n’en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.

Pour l’analyse du texte

1. Comment les deux portraits sont-ils structurés ? Montrez en quoi ils sont similaires par leur construction, mais opposés par leur contenu.

2. Quels sont les défauts de chaque personnage ? Relevez des champs lexicaux qui le montrent. Lequel semble avoir le plus d’esprit ? Consultez la page Wikipédia sur l’idéal de l’honnête homme au XVIIe siècle. Montrez en quoi les deux personnages s’en éloignent.

3. Quel est l’effet produit par la dernière phrase de chaque portrait ? Quel lien La Bruyère cherche-t-il à faire entre le portrait et cette phrase ? L’argumentation vous semble-t-elle efficace ? Pourquoi ?

4. Comment La Bruyère met-il en place sa critique sociale à travers ses deux portraits ?

Documents complémentaires

Caricature du XVIIIe siècle : «Un paysan portant un prélat et un noble» :

  • Qu’est-ce qu’une caricature ? À quoi sert-elle ?
  • Comment les trois personnages sont-ils représentés (physique, habits, position…) ? Comment identifiez-vous leur classe sociale ?
  • Que veut dénoncer l’illustrateur à travers cette caricature ?

 

Jeannot et Colin de Voltaire

  • Qu’est-ce qui différencie Jeannot et Colin au début du conte ? Qu’est-ce qui les unit ?
  • Quel mode de vie chacun des deux personnages choisit-il ? Comment vivent-ils leur séparation ?
  • De quel personnage suit-on majoritairement les aventures ? Selon vous, pour quelles raisons l’auteur a-t-il fait ce choix ?
  • Qu’est-ce qui différencie Jeannot et Colin à la fin du conte ? Qu’est-ce qui leur permet de se réconcilier ?

 

 

Pour aller plus loin

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