Lévi-Strauss, Tristes tropiques – Le choc des cultures

Le ciel fuligineux du Pot-au-Noir, son atmosphère pesante ne sont pas seulement le signe manifeste de la ligne équatoriale. Ils résument le climat sous lequel deux mondes se sont affrontés. Ce morne élément qui les sépare, cette bonace où les forces malfaisantes semblent seulement se réparer, sont la dernière barrière mystique entre ce qui constituait, hier encore, deux planètes opposées par des conditions si différentes que les premiers témoins ne purent croire qu’elles fussent également humaines. Un continent à peine effleuré par l’homme s’offrait à des hommes dont l’avidité ne pouvait plus se contenter du leur […]. Jamais l’humanité n’avait connu aussi déchirante épreuve, et jamais plus elle n’en connaîtra de pareille, à moins qu’un jour, à des millions de kilomètres du nôtre, un autre globe ne se révèle, habité par des êtres pensants. Encore savons-nous que ces distances sont théoriquement franchissables, tandis que les premiers navigateurs craignaient d’affronter le néant.

Pour mesurer le caractère absolu, total, intransigeant des dilemmes dans lesquels l’humanité du XVIe siècle se sentait enfermée, il faut se rappeler quelques incidents. Dans cette Hispaniola (aujourd’hui Haïti et Saint-Domingue) où les indigènes, au nombre de cent-mille environ en 1492, n’étaient plus que deux cents un siècle après, mourant d’horreur et de dégoût pour la civilisation européenne plus encore que sous la variole et les coups, les colonisateurs envoyaient commission sur commission afin de déterminer leur nature. S’ils étaient vraiment des hommes, fallait-il voir en eux les descendants des dix tribus perdues d’Israël? Des Mongols arrivés sur des éléphants? Ou des Ecossais amenés il y a quelques siècles par le prince Modoc? Demeuraient-ils des païens d’origine ou d’anciens catholiques baptisés par saint Thomas et relaps? On n’était même pas sûr que ce fussent des hommes, et non point des créatures diaboliques ou des animaux. Tel était le sentiment du roi Ferdinand, puisqu’en 1512 il importait des esclaves blanches dans les Indes occidentales dans le seul but d’empêcher les Espagnols d’épouser des indigènes «qui sont loin d’être des créatures raisonnables». Devant les efforts de Las Casas pour supprimer le travail forcé, les colons se montraient moins indignés qu’incrédules: «Alors, s’écriaient-ils, on ne peut même plus se servir de bêtes de somme?»

De toutes ces commissions, la plus justement célèbre, celle des moines de l’ordre de Saint-Jérôme, émeut à la fois par un scrupule que les entreprises coloniales ont bien oublié depuis 1517, et par le jour qu’elle jette sur les attitudes mentales de l’époque. Au cours d’une véritable enquête psychosociologique conçue selon les canons les plus modernes, on avait soumis les colons à un questionnaire destiné à savoir si, selon eux, les Indiens étaient ou non «capables de vivre par eux-mêmes, comme des paysans de Castille». Toutes les réponses furent négatives: «À la rigueur, peut-être, leurs petits-enfants; encore les indigènes sont-ils si profondément vicieux qu’on peut en douter; à preuve: ils fuient les Espagnols, refusent de travailler sans rémunération, mais poussent la perversité jusqu’à faire cadeau de leurs biens; n’acceptent pas de rejeter leurs camarades à qui les Espagnols ont coupé les oreilles». Et comme conclusion unanime: «Il vaut mieux pour les Indiens devenir des hommes esclaves que de rester des animaux libres…».

Un témoignage de quelques années postérieur ajoure le point final à ce réquisitoire: «Ils mangent de la chair humaine, ils n’ont pas de justice, ils vont tout nus, mangent des puces, des araignées et des vers crus… Ils n’ont pas de barbe et si par hasard il leur en pousse, ils s’empressent de l’épiler.» (Ortiz devant le Conseil des Indes, 1525).

Au même moment, d’ailleurs, et dans une île voisine (Porto-Rico, selon le témoignage d’Oviedo) les Indiens s’employaient à capturer des blancs et à les faire périr par immersion, puis montaient pendant des semaines la garde autour des noyés afin de savoir s’ils étaient ou non soumis à la putréfaction. De cette comparaison entre les enquêtes se dégagent deux conclusions: les blancs invoquaient les sciences sociales alors que les Indiens avaient plutôt confiance dans les sciences naturelles; et, tandis que les blancs proclamaient que les Indiens étaient des bêtes, les seconds se contentaient de soupçonner les premiers d’être des dieux. À ignorance égale, le dernier procédé était certes plus digne d’hommes. Les épreuves intellectuelles, ajoutent un pathétique supplémentaire au trouble moral. Tout était mystère à nos voyageurs; L’Image du monde de Pierre Ailly parle d’une humanité fraichement découverte et suprêmement heureuse, «gens beatissima», composé de pygmées, de macrobes et même d’acéphales. Pierre Martyr recueille la description des bêtes monstrueuses: serpents semblables à des crocodiles; animaux ayant un corps de bœuf armé de proboscide comme un éléphant; poisson à quatre membres et à tête de bœuf, le dos orné de mille verrues et à carapace de tortue; tyburon dévorant gens. Ce ne sont là, après tout, que boas, tapirs lamantins ou hippopotames et requins (en portugais tubarâo). Mais inversement d’apparents mystères étaient admis comme allant de soi. Pour justifier le brusque changement de route qui lui fit manquer le Brésil, Colomb ne relatait-il pas, dans ses rapports officiels d’extravagantes circonstances, jamais renouvelées depuis lors, surtout dans cette zone toujours humide: chaleur brûlante qui rendait impossible la visite des cales, si bien que les fûts d’eau et de vin explosèrent, le grain flamba, le lard et la viande sèche rôtirent pendant une semaine; le soleil était si ardent que l’équipage crut bruler vif. Heureux siècle où tout était encore possible, comme peut-être aujourd’hui grâce aux soucoupes volantes!