Hugo, Lucrèce Borgia – Acte premier, deuxième partie, scène 3

Scène 3

GUBETTA, GENNARO, MAFFIO, JEPPO, ASCANIO, DON APOSTOLO, OLOFERNO

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Gennaro. Oh! Maudite soit cette Lucrèce Borgia! Vous dites qu’elle m’aime, cette femme! Hé bien, tant mieux! Que ce soit son châtiment! Elle me fait horreur! Oui, elle me fait horreur! Tu sais, Maffio, cela est toujours ainsi; il n’y a pas moyen d’être indifférent pour une femme qui nous aime. Il faut l’aimer ou la haïr. Et comment aimer celle-là? Il arrive aussi que, plus on est persécuté par l’amour de ces sortes de femmes, plus on les hait. Celle-ci m’obsède, m’investit, m’assiège. Par où ai-je pu mériter l’amour d’une Lucrèce Borgia? Cela n’est-il pas une honte et une calamité? Depuis cette nuit où vous m’avez dit son nom d’une façon si éclatante, vous ne sauriez croire à quel point la pensée de cette femme scélérate m’est odieuse. Autrefois je ne voyais Lucrèce Borgia que de loin, à travers mille intervalles, comme un fantôme terrible debout sur toute l’Italie, comme le spectre de tout le monde. Maintenant ce spectre est mon spectre à moi; il vient s’asseoir à mon chevet; il m’aime, ce spectre, et veut se coucher dans mon lit! Par ma mère, c’est épouvantable! Ah! Maffio! Elle a tué Monsieur De Gravina, elle a tué ton frère! Hé bien, ton frère, je le remplacerai près de toi, et je le vengerai près d’elle! voilà donc son exécrable palais! Palais de la luxure, palais de la trahison, palais de l’assassinat, palais de l’adultère, palais de l’inceste, palais de tous les crimes, palais de Lucrèce Borgia! Oh! La marque d’infamie que je ne puis lui mettre au front à cette femme, je veux la mettre au moins au front de son palais!

Il monte sur le banc de pierre qui est au-dessous du balcon, et avec son poignard, il fait sauter la première lettre du nom de Borgia gravé sur le mur, de façon qu’il ne reste plus que ce mot: ORGIA

Maffio.- Que diable fait-il?

Jeppo.-Gennaro, cette lettre de moins au nom de Madame Lucrèce, c’est ta tête de moins sur tes épaules.

Gubetta.- Monsieur Gennaro, voilà un calembour qui fera mettre demain la moitié de la ville à la question.

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